VIRAGE RÉUSSI
Mourning In America And Dreaming In Color sonne comme l’album du changement et de la maturité pour Brother Ali. La cohérence et la diversité lyricales alliées à la production millimétrée de Jake One résultent sur une oeuvre aboutie, fruit de la complicité entre un MC et un producteur au sommet de leur art.
BEST TRACKS : Only Life I Know, Mourning In America, Work Everyday, Namesake, Singing This Song | TOP TRACK Only Life I Know |
Brother Ali, albinos, musulman et poète.
Pas commun de rencontrer un MC avec ces caractéristiques et pas facile de se faire une place dans un rapgame intolérant où misogynie, homophobie et autres discriminations prolifèrent.
Pourtant, avec une discographie des plus solide et cohérente, Ali a progressivement marqué le paysage underground américain et on peut dire que « Mourning In America And Dreaming In Color » représente certainement l’album du changement et paradoxalement de la maturité.
Changement qui débute par un cheminement spirituel qui a pris sa source dans un pèlerinage à La Mecque et qui s’est nourri des soulèvements de populations au Moyen Orient.
C’est donc un Ali plus engagé que jamais que l’on retrouve priant sur le drapeau américain.
Mais le changement ne s’arrête pas là puisque son collaborateur de longue date, Ant – producteur d’Atmosphere pour ceux qui ne suivent pas ! –, responsable de perles comme « Take Me Home », « Baby Girl », « Tight Rope » ou encore « The Travelers » n’est plus responsable de la partie musicale de ce nouvel opus.
Et non, mais ne commencez pas à paniquer puisque son « remplaçant » n’est nul autre que le super-producteur Jake One ! – Tu connais pas ? Ecoutes « Salute » de T.I. et « The Truth » de Freeway et reviens me voir ! –.
C’est donc lors d’un exile prolifique de deux mois à Seattle que les deux hommes ont peaufiné leur bébé.
Ce projet se scinde en deux parties, « Mourning In America » et « Dreaming In Color », la première, beaucoup plus sombre et engagée, est une critique acerbe de la société américaine et des injustices et souffrances qui en découlent.
Du taux de pauvreté alarmant évoqué dans « Only Life I Know » à l’hypocrisie des américains face à la violence et aux meurtres – en 2012 des guns comme au temps du Far West ?? – dans le titre éponyme, en passant par les injustice sociales – « Gather Round » – ou le chômage – « Work Everyday » –, Ali dresse un portrait saisissant des travers de la société consumériste occidentale, bien aidé par de superbes productions de Jake One.
La transition vers la seconde partie, beaucoup plus éclairée, se fait à travers la chanson « Fajr » qui dépeint, lyricalement et soniquement, la prière symbolisant le coucher de soleil.
Longue est la nuit avant l’aube, et c’est de ce pessimisme latent que se sert Ali pour mieux diffuser un message d’espoir qui trouve son paroxysme dans le magnifique épilogue « Singing This Song ». Ces chants puissants et organiques permettent à notre hôte de souligner l’importance de contribuer à améliorer notre monde.
Et si la sincérité transpire de la voix de Brother Ali, c’est qu’il a du traverser de nombreuses épreuves – son albinisme, le suicide de son père… – qu’il nous conte dans l’autobiographique « Stop The Press » sur un excellent beat construit encore une fois autour de drums millimétrés et de samples cuivrés.
Se nourrir de ses souffrances pour avancer, c’est ce qu’il essaie de transmettre à son fils dans le soulful « All You Need » qui laisse la part belle au sampling avant d’aborder le sentiment le plus important et le plus complexe de la vie : l’amour sous ses différentes formes, symbolisée ici par les cœurs divins de « My Beloved ».
Si l’on peut considérer le frère Ali comme un poète, voir comme un prêcheur moderne, c’est avant tout un excellent rappeur et il n’oublie pas de nous le rappeler à travers divers exercices lyricaux comme le très lourd « Say Amen » ou simplement l’art de rapper, ou encore le métaphorique « Need A Knot » dans lequel Ali use d’analogies et de dextérité verbale pour comparer la vie de prolétaires à celle de hustlers. Bun B vient poser pour le refrain dont les quelques notes de basses illuminent la chanson autant que la voix de la légende sudiste.
Mais la densité lyricale de cet album ne serait rien sans un architecte sonore pour mettre en relief ces sujets.
Et voilà le plus gros changement dans la carrière d’Ali.
Bien que grand fan d’Atmosphere, j’ai toujours trouvé qu’Ant était un bon producteur mais aussi le vrai point faible du duo de Minneapolis et j’ai eu cette même impression avec les précédents projets de Brother Ali, il y avait toujours des boucles ou des samples qui me dérangeaient et on oscillait souvent entre excellent et moyen.
Quelle est la principale différence entre Ant et Jake One ? C’est Ali lui-même, lors d’une interview, qui a répondu à cette question et qui m’a éclairé sur ma forte préférence pour le second : Ant attache beaucoup plus d’importance à la mélodie et commence par créer la musique avant d’ajouter les drums alors que Jake One construit ses beats autour de ses drums. Tu peux aveugler certains néophytes avec un bon sample mais un vrai beat de professionnel se construit toujours autour de bonnes percussions et peut même simplement se composer d’une rythmique efficace, Pharrell ne me contredirait certainement pas là dessus !
Je m’égare… Revenons à nos albinos, c’est un background musical complet, diversifié et surtout très cohérent avec les thèmes abordés que nous offre Jake One.
De l’intro qui invite le philosophe Cornel West jusqu’au fédérateur « Singing The Song », Jake nous étale son savoir faire, samples de guitare électrique, touches cuivrées, cris spectraux, rythmique futuriste, drums chirurgicaux, chants organiques, synthés planants, les ambiances sont aussi variées qu’homogènes et donnent naissance à des bijoux sonores comme « Work Everyday » et ses synthés emplis d’espoir en rupture avec les cœurs du refrain si caractéristiques au beatmaker.
Mais comment ne pas évoquer LA pépite de l’album, « Namesake », qui illustre bien tout ce qui rend ce producteur si spécial, un peu à l’image de l’exceptionnel « Salute » pour T.I., la façon dont les cœurs arrivent à contretemps est juste magique. La boucle de piano et ce choix de samples ultra organiques donnent un vrai charme et une impression de chaleur au beat, le background idéal pour qu’Ali évoque celui qui partage son nom et qui est un modèle pour lui, Muhammed Ali.
Alors que manque-t-il à cet album ? Paradoxalement, peut-être quelques sons puissants et marquants comme « The Truth », en effet, aucun morceau n’est réellement supérieur à « Take Me Home » ou « The Travelers » mais toutes les tracks sont excellentes et rien n’est à jeter; la production, bien qu’incroyablement précise et fouillée, en devient presque trop recherchée et pas assez catchy pour les oreilles trop propres, traduction : je suis en énorme kiff et ceux qui n’aiment pas, retournez écouter la bouse « Cruel Summer » !! Fin de la chronique.