NOT SO GREAT !
Sans surprise en dessous de ses deux premiers classiques mais à des années lumières de « Lasers », « F&L II : TGARA Pt. I » possède des sons avec un vrai impact, une production dans l’ensemble bonne et une densité textuelle rare qui confirme le retour en forme du meilleur lyriciste du game.
Pourtant cet album n’est pas exempt de tout reproche.
BEST TRACKS : Strange Fruition, ITAL (Roses), Form Follows Function, Cold War, Hood Now | TOP TRACK Strange Fruition |
Les habitués d’Hip-Hop 4 Life savent que je suis un grand fan de Lupe Fiasco, je vais donc essayer de rester aussi objectif que possible.
Vous connaissez bien sûr le lyriciste de Chicago que j’ai présenté à maintes reprises.
Repéré par Jay-Z, il éclaire le rap en 2006 avec un premier joyau intemporel, « Food & Liquor », considéré par certain comme le « Illmatic » de notre génération – toutes proportions gardées –.
Et si débuter avec un classique devient souvent une malédiction, Lupe revient un an plus tard avec un album plus mature, plus sombre et plus abouti, « The Cool ».
Un chef d’œuvre articulé autour d’un trio conceptuel, The Cool, The Streets et The Game, qui sert de trame à ce poème urbain.
Si ce deuxième essai fut celui de la confirmation, ou plutôt de la consécration, il permit aussi à Lupe d’exploser médiatiquement avec son plus grand succès, « Superstar ».
Un potentiel commercial qui fut à l’origine de la déroute « Lasers ». Pas assez mainstream pour Atlantics, la première version de l’album fut refusée, et c’est un compromis gerbant mêlant pop et refrains aseptisés que nous « offrit » le label après de long mois de protestation de milliers de fans.
Malgré des lyrics toujours aussi engagées et le reniement de ce produit formaté – Lupe a déclaré détester l’album –, on peut regretter qu’il n’ait pas eu le courage d’aller au bout de ses convictions. Une véritable tâche dans une discographie jusqu’alors exemplaire qui souligna un peu plus le malaise d’un extrémiste face aux compromis de la machine mainstream.
Back in the game, Lupe se devait de rectifier le tir et de retrouver la fraîcheur de ses débuts.
C’est donc logiquement qu’il choisit d’intituler son retour : « Food & Liquor II : The Great American Rap Album ».
Ce titre à rallonge, en plus de souligner les principaux défauts de Lupe – prétentieux, pompeux et prêcheur – est assez trompeur quant au contenu de l’album.
Musicalement comme lyricalement, on est très loin du premier « Food & Liquor », seule la deuxième partie du titre aurait du être conservée.
Les premières impressions ne sont pas toutes négatives ; 1er coup de cœur, la pochette de l’album, toute noire, un gros fuck à son label, qui peut revêtir plusieurs sens : la censure, l’absence de censure, la communauté noire, un clin d’œil à Prince ou un hommage à Johnny Cash… Les prémices de l’émancipation artistique d’un MC plus engagé que jamais.
Le deuxième indice est réservé à ses fans : le retour du slam introductif. Toujours assuré par sa sœur, Ayesha Jaco, il introduit donc le vrai 3ème album de Lupe Fiasco avec une mise en contexte des principaux thèmes à venir, le symbole d’un retour aux sources salvateur.
Et si vous n’êtes toujours pas convaincus des bonnes intentions de notre Lu, jetez un coup d’œil à la tracklist au dos de l’album… OK, regardez plutôt la tracklist au dessus de cette chronique et vous verrez le retour de Soundtrakk dans la liste des producteurs.
Alter égo musical de Lupe, il est l’équivalent d’Exile pour Blu, de Primo pour Guru ou d’Ant pour Slug. Une alchimie incroyable qui a donné naissance à d’énormes classiques : « Kick Push », « The Emperor’s Soundtrack », « Superstar », « Hip-Hop Saved My Life »…
C’est comme si les beats de Soundtrakk complétaient les lyrics complexes de Lupe, mais ne nous enflammons pas, une seule prod est présente sur « F&L II » – car Lupe garde toutes les autres pour son dernier album « Skulls » – mais quelle prod…
Si les critiques de l’album sont dans l’ensemble positives et enthousiastes, peu l’ont vraiment cerné et ont su détecter les moments de grâce lorsqu’ils se présentaient.
« Strange Fruition » en est un.
C’est tout simplement le meilleur son que j’ai entendu cette année.
Le beat est magistral, des cœurs mélancoliques sont rattrapés par des basses puissantes et résonnantes, quelques notes de piano précèdent des violons chargés en émotion.
Le flow de Lupe est d’une précision chirurgicale, remarquez le placement de « The belly of the beast » qui se calque parfaitement aux drums, dope.
Lyricalement, une division sépare Lupe du reste du rapgame, le clin d’œil au chef d’œuvre de Billie Holiday – une des premières chansons combattant le racisme – n’est pas anodin et c’est plus engagé que jamais que le rappeur de Chi-Town revient en découdre, les premières lignes représentent bien la teneur de l’album et restent gravées dans notre tête :
« Now I can’t pledge allegiance to your flag
Cause I can’t find no reconciliation with your past
When there was nothing equal for my people in your math
You forced us in the ghetto and then you took our dads
The belly of the beast, these streets are demons’ abs »
Le refrain est tout simplement magnifique, en plus de parfaire cette ouverture d’album, il souligne ce dont je vous parlais précédemment : l’absence de discernement – et de bon goût – des chroniqueurs musicaux…
Dire que cette track souffre d’un refrain autotuné qui s’aligne avec la production de « Lasers » c’est comme comparer le vocoder de « California Love » ou de « Listen Up » d’EPMD avec celui de T-Pain, laissez donc de côté ces ignorants et écoutez plutôt mon avis : cette chanson est un CLASSIQUE.
Tellement éblouissante qu’elle fait presque de l’ombre à la suite de l’album, pourtant d’excellente facture.
La première partie est même plus que solide, des titres puissants s’enchaînent, « ITAL (Roses) » s’attaque au rap mainstream, au consumérisme et aux excès de notre société.
Le beat, bien qu’un poil synthétique pour mes oreilles, est excellent et le refrain bien catchy finit de nous convaincre.
Petite mention à Lupe qui arrive à caser « fiscally responsible » et qui en profite pour clarifier ses récentes déclarations à l’encontre d’Obama :
« Called the president a terrorist
Corporate sponsors like, how the fuck you gon’ embarrass us?
Ain’t my fault, I was just repeatin’ this
Professor Emeritus from America
But my tone was like an Afghani kid without a home
Blew that bitch up with a drone
An Iraqi with no daddy, Palestinian throwing stones
The fuck you think they call him, I’mma leave that all alone »
Lyricalement, l’album est donc très dense et complexe, Lupe semble vouloir compresser tous les problèmes du monde en 4 minutes dans « Around My Way », et c’est plutôt réussi. Entre la guerre en Irak, le cyclone Katrina, la pauvreté, la corruption et la folie consumériste de la société occidentale, il parvient à caser une des plus mémorables références aux Simpsons :
« Hither you can be Mr. Burns or Mr. Smithers
The tyrant or the slave but nowhere in the middle »
Évidemment vous connaissez déjà ma position sur le beat, une honte qui s’explique soit par un manque de culture musicale soit par l’absence de respect pour les classiques… Comment peut-on littéralement voler le beat de Pete Rock – « T.R.O.Y. » pour ceux qui n’ont pas reconnu ! – sans même le remercier ni l’inclure dans le processus de production…
Bref, sans ternir la qualité musicale de l’album – ce n’est pas comme s’il avait choisi un beat de Swizz Beatz ! –, il faut l’appréhender comme un son de mixtape, Lupe rappe de grosses barres sur un classic beat avec beaucoup plus de talent que CL Smooth !
Heureusement ce faux pas est vite rattrapé par le monumental « Audubon Ballroom », un beat héroïque et dense qui sied parfaitement à l’hommage rendu à la culture afro-américaine et ses héros, Malcolm X et MLK. Lupe s’essaie au chant pour un refrain d’une puissance incroyable qui augmente encore l’impact de cette énorme track, que du bonheur.
Vous avez surement déjà entendu les singles de l’album, le premier, « Bitch Bad », a reçu un acceuil mitigé.
Et pourtant, le storytelling en 3 parties axé sur les méfaits psychologiques de la banalisation du mot « bitch » et son refrain construit autour d’une triade ascendante « Bitch, Woman, Lady » constitue un message puissant et intelligemment agencé.
Le beat, maladroitement comparé à de la trap music, n’est pas exempt de qualités, sa basse bondissante et son synthé tournoyant sont plutôt plaisants, le vrai problème est assez symptomatique : Lupe est un poète avant d’être un rappeur.
Parfois une qualité, souvent un défaut, comme ici lorsqu’il sacrifie totalement son flow pour clarifier le message.
Le seul passage où le flow est bon est ici :
« Momma never dressed like that, come out the house hot mess like that
Ass, titties, breasts like that, all out to impress like that ».
Les horribles vocalises de Poo Bear en fin de morceau « Woman good, Greatest motherhood » finissent de gâcher une chanson avec un réel potentiel.
Malgré tout, celle-ci s’apprécie avec le temps et le superbe clip qui l’accompagne.
Le deuxième single, « Lamborghini Angels », est supérieur, sur un beat futuriste assez synthétique et malsain, le flow incisif de Lupe et les voix choppées qui balisent un hook entêtant ajoutent encore plus d’intensité au morceau.
Le storytelling complexe construit autour de plusieurs personnages s’attaque à des sujets violents comme l’exorcisme, le racisme, la pédophilie, la maladie mentale… Mais le sens implicite de cette track, comme le suggère le refrain, est en fait l’attirance de Lupe pour un certain matérialisme – un peu à l’image de « Gold Watch » –.
Une introspection qui rend le discours de Lu plus humain et moins didactique.
Si on peut blâmer son flow dans « Bitch Bad », celui-ci nous prouve qu’il est aussi un vrai rappeur dans l’excellent « Put ‘Em Up ».
C’est la première track qui se focalise sur le MCing pur : le premier vers possède 20 références au mot « king » utilisé à chaque fois dans un contexte différent ! Rimes, jeux de mots et allitérations – « lockerbie », « locker b », « locker see » – sont suivies du hook le plus accrocheur de l’album.
La prod est excellente mais reste dans une palette sonore très synthétique qui certes, cimente la cohérence musicale de l’album, mais me provoque également un sévère manque en sampling et instruments organiques !
Malheureusement, après un début d’album aussi solide et cohérent, nous allons traverser de sérieuses turbulences avec une succession de morceaux très faibles ou calibrés radios.
Un ventre mou qui démarre avec l’horrible « Heart Donor », peut-être l’une des pires tracks sur un album de Lupe – excepté Lasers qui bat tous les records ! –, une love song dont le beat pourrait facilement figurer dans un Walt Disney… Le refrain de Poo Bear est, comme souvent, absolument horrible, d’ailleurs Lupe, s’il te plaît, reprend Matthew pour tes hooks !!
Passons donc cette guimauve auditive pour le meilleur son de cette incursion d’Atlantics, « How Dare You », un excellent titre mainstream injustement critiqué.
Un cross-over RNB n’est pas forcément synonyme de médiocrité, Bilal a quelque chose de spécial dans la voix et nous offre un refrain entêtant.
La boucle piano/violon est ultra funky et rafraichissante, le flow et les gimmicks de Lupe sont aussi catchy que le beat et les lyrics sont pleines d’humour et de légèreté, une bonne track sans prise de tête qui équilibre l’album par rapport aux nombreux sons puissants et au background musical parfois trop synthétique.
Une honte si ce son n’est pas clippé et ne fait pas un malheur en radio !
Et malgré cet excellent passage, le sequencing de l’album est juste catastrophique, après deux « love songs », on a le droit à… « Battle Scars ». Une autre chanson d’amour introduite par un piano mielleux et un refrain pop vaseline… aucun intérêt.
Pire qu’un son calibré radio, on a la désagréable impression que « Battle Scars » n’a rien à foutre ici. À l’origine prévu pour Guy Sebastien, après son énorme succès en Australie, Lupe – Atlantics ? – a décidé de l’intégrer au dernier moment à son album…
La métaphore « amour/guerre » continue avec le pompeux « Brave Heart » encore entaché par un refrain désastreux de Poo Bear qui dessert clairement l’album.
Enfin !! Lupe revient aux fondamentaux avec l’énorme « Form Follows Function ».
Le « Dumb It Down » de l’album s’appuie sur les célèbres rimes imbriquées de Lu.
Double entendre, triple entendre, quadruple entendre, il se déleste de hook inutile et nous livre sa forme textuelle, à vous de déterminer sa fonction rapologique. Bien aidé par un saxophone victorieux, voici une de ses œuvres lyricales les plus abouties, le genre de texte que les tarés comme moi vont déchiffrer pendant longtemps !
La fin de l’album est aussi solide que le début et après cette démonstration lyricale, nous arrivons à un des sons les plus puissants du skeud, « Cold War ».
Une chanson très touchante en souvenir de son ami Jubar « Esco » Croswell.
Le beat expérimental est introduit et conclut par deux solos de guitare très solennels, un sample vocal tournoie autour de craquements de vinyles, le flow de Lupe est posé et on peut sentir son émotion, un calme apparent qui contraste avec un refrain MONUMENTAL empli de rage qui met la chanteuse dans un quasi état de transe… des frissons assurés pour un des grands morceaux de l’année.
Difficile de se remettre d’un tel choc, « Unforgivable Youth » n’atteint pas la puissance musicale du morceau précédant, le refrain est trop commercial et le beat n’a rien de transcendant à l’inverse des lyrics qui attaquent le Manifest Destiny et le massacre des Indiens avant une critique acerbe de notre civilisation à travers le regard d’anthropologistes du futur.
On termine l’album avec l’aérien « Hood Now », une excellente conclusion qui célèbre de manière plus légère la réussite et la créativité des blacks dans divers domaines de notre société.
Les drums, les synthés et le discret sample vocal accompagne parfaitement les constats intelligents et pleins d’humour de Lupe, jamais aussi efficace que lorsqu’il apaise son discours:
« Chop up the Jazz, loop up the Rock
Sample the Blues, call it Hip-Hop
It’s hood now »
« Fashion shows,
with fancy clothes
You see Mr. West right in the front row
It’s hood now »
Une dernière ligne finit de détendre l’atmosphère et relativise le conflit avec Obama :
« And you know me, I don’t vote
But the White House, you already know
It’s hood now »
Vous l’aurez compris, comme la plupart des fans et des critiques, cet album m’a en partie convaincu.
Sans surprise en dessous de ses deux premiers classiques mais à des années lumières de « Lasers », il possède des sons avec un vrai impact, une production dans l’ensemble très bonne et une densité textuelle rare qui confirme le retour en forme du meilleur lyriciste du game.
Pourtant cet album n’est pas exempt de tout reproche, entre un ventre mou qui détériore sérieusement la qualité générale de l’écoute, un Lupe parfois trop prêcheur et conservateur, un flow sacrifié sur l’autel des lyrics, une production trop synthétique manquant de sampling et d’instruments organiques – et de Soundtrakk ! –, des fautes de goût certaines et quelques refrains trop commerciaux qui nous font regretter Matthew Santos, on est loin de la perfection.
Objectivement, « F&L II : TGARA Pt. I » dans son ensemble n’est pas supérieur à « Life Is Good » de Nas ou à « Mourning In America And Dreaming In Color » de Brother Ali, en revanche, il possède quelques-uns des meilleurs sons de 2012 qui surpassent certainement les morceaux des albums cités précédemment.
Un retour plutôt convaincant, on attend la confirmation au printemps 2013 avec la deuxième partie.
P.S. : la Itunes deluxe version contient l’excellente bonus track « Go To Sleep » – qui avait leaké à l’époque de Lasers – en version masterisée.